Accueil A la une Entretien avec Dr. Raoudha Gafrej, Expert conseiller en ressources en eau et adaptation au changement climatique : «L’urgence d’un plan national d’économie d’eau pour pallier les pertes enregistrées»

Entretien avec Dr. Raoudha Gafrej, Expert conseiller en ressources en eau et adaptation au changement climatique : «L’urgence d’un plan national d’économie d’eau pour pallier les pertes enregistrées»

 

La température anormalement élevée tout au long de l’année, conjuguée à une pluviométrie faible et irrégulière, accroît la pression sur les ressources hydriques et confronte la Tunisie à un défi de taille : celui de continuer à satisfaire les besoins en eau potable de plus en plus croissants de la population et des agriculteurs face à une situation chronique de stress hydrique et à une sécheresse qui est en train de s’installer durablement.

Plusieurs mesures ont été prises par une rationalisation et une meilleure gestion des ressources en eau. Vont-elles permettre à long terme de surmonter le problème épineux de la raréfaction des ressources hydriques? Expert conseiller en ressources en eau et adaptation au changement climatique, Dr Raoudha Gafrej nous expose son point de vue. Entretien

Suite aux récentes pluies des derniers mois, les apports en eau enregistrés ont-ils permis d’améliorer les réserves en eau des barrages ?

Les premières pluies que nous avons enregistrées depuis le début de la saison, qui commence le 1er septembre au 31 mars 2024, ont servi à imbiber le sol. L’eau n’était pas assez abondante pour générer des écoulements conséquents permettant d’alimenter suffisamment les barrages. Pour les barrages du Cap Bon, les apports en eau ne représentent que 7,1% par rapport à la moyenne des apports en eau stockés au cours de cette période, ce qui représente un déficit de 92,86%. Pour les barrages du Nord qui sont les plus importants, le déficit des apports en eau s’élève à 57,3%. Pour ceux du centre qui sont également importants, à l’instar du barrage de Nebhana, les apports en eau ne représentent que 17,6% des apports moyens sur la même période, ce qui représente un déficit de 82,4%.

A part la pluviométrie, il y a un autre élément très important à prendre en considération, celui de l’élévation de la température. La température est plus élevée, ce qui génère un surplus d’évaporation au niveau des barrages et au niveau des sols. En décembre 2022, la température a augmenté de 3,4° par rapport à la normale. En juillet 2023, elle était de 4° supérieure à la normale. En octobre, novembre 2023 et janvier 2024, les températures étaient respectivement supérieures de 2,4°, de 2,2° et 2,3° par rapport à la normale. S’il n’y a pas assez de pluie, il n’y aura, par conséquent, pas assez d’eau dans les barrages. Et comme la température est plus élevée que la normale, cela provoque également une évapotranspiration plus importante au niveau de toute la végétation. Les besoins en eau des hommes, des animaux et de l’agriculture vont, par conséquent, augmenter.

Certes, la situation hydrique est légèrement meilleure que celle de l’année dernière, mais l’année reste largement déficitaire par rapport à la normale en termes d’apports en eau. Il y a eu très peu de pluie en février et en mars. Sur les 862 millions de m3 qui est la capacité actuelle de l’ensemble des barrages au 31 mars 2024, le volume réellement exploitable est de 582 millions de m3. Une partie de ce stock d’eau va s’évaporer et une autre partie ne peut être mobilisée, car elle sert à la sécurité des barrages. La situation reste critique dès lors que certains barrages du Nord très importants, à l’instar de ceux de Joumine et Sejnane qui alimentent en eau le Grand-Tunis, se trouvent dans une situation de remplissage critique. Quant au barrage du centre Nebhana qui alimente les périmètres irrigués des régions du Sahel, il est pratiquement vide. Il ne contient que deux millions de m3.

Cette situation justifie-t-elle la poursuite de la politique restrictive du ministère de l’Agriculture?

Si la reconduite du rationnement d’eau par le ministère de l’Agriculture est justifiée, le problème reste de taille. Couper l’eau la nuit, alors que les citoyens n’utilisent pas beaucoup d’eau le soir, n’est pas une solution vraiment efficace pour réduire le gaspillage et les pertes d’eau enregistrés par la Sonede. Le problème se situe au niveau des conduites du réseau où 35% de pertes d’eau sont enregistrées à cause du vieillissement et de la vétusté des canalisations. Selon le rapport de la Sonede publié en 2020, les pertes au niveau du réseau de distribution s’élèvent à 95,3 millions de m3 par an. Le réseau doit faire l’objet d’une réhabilitation pour économiser les 95,3 millions de m3 perdus dans le réseau et qui représentent un volume supérieur à celui qui sera produit par les quatre stations de dessalement d’eau de mer de la Tunisie.

Il faut savoir que l’eau provenant de ces stations de dessalement va être acheminée à travers les conduites de la Sonede. Une partie de cette eau produite et dont le coût est élevé va être perdue à cause de la vétusté des canalisations. Cela n’a pas de sens. Il faut d’abord réhabiliter le réseau de la Sonede avant de construire de nouvelles stations de dessalement, sinon les pertes vont se poursuivre.

Les apports en eau des barrages doivent atteindre quel volume pour pouvoir sortir de la situation de stress hydrique que traverse actuellement notre pays ?

Même si les barrages sont à leur capacité maximale, la Tunisie aura toujours un problème d’eau, car elle se situe en dessous du seuil de pénurie d’eau. Maintenant, supposons que les barrages atteignent 50% de leur capacité de stockage, la situation hydrique et la disponibilité de l’eau potable ne vont pas pour autant s’améliorer, car il faudra satisfaire les besoins en eau des agriculteurs qui ont été jusqu’ici privés d’eau. Les stocks disponibles dans les barrages servent en priorité à alimenter la population en eau.

Les agriculteurs sont en train de se débrouiller seuls. Ils achètent l’eau auprès des particuliers ou ont recours aux eaux usées traitées. Ils recourent également à la construction de sondages et de puits anarchiques, ce qui entraîne une surexploitation des eaux souterraines. Il faut savoir que les besoins actuels de notre agriculture s’élèvent entre 300 et 500 millions de m3 d’eau de surface. Or, cette quantité d’eau n’est pas disponible. Il n’a pas plu suffisamment en mars au cours duquel la température a été anormalement élevée. S’il ne pleut pas non plus en avril, la menace risque de peser sur les grandes cultures. Tant qu’il y a une élévation constante de la température par rapport à la normale tout au long de l’année, la sécheresse risque de s’installer durablement en Tunisie. Ce qui contraindra le ministère de l’Agriculture à poursuivre sa politique de rationalisation de l’eau. Il faut absolument réhabiliter les canalisations du réseau de la Sonede, changer les compteurs vétustes… Or la Sonede n’est pas en train de générer suffisamment de revenus pour procéder à l’entretien urgent et indispensable de la totalité de son réseau.

L’augmentation récente du tarif de l’eau va-t-elle permettre à la Sonede de réhabiliter son réseau?

Le coût de production de l’eau potable est plus élevé que le tarif moyen de sa vente. En 2022, le m3 produit au niveau de la Sonede coûte 1,346 dinar, alors que le prix de vente s’élève à 966 millimes. Soit une différence de 380 millimes. La Sonede augmente le tarif de l’eau potable pour réduire ce déficit et rapprocher le prix de vente de l’eau potable du prix de revient.

Il n’y a pas eu d’augmentation pour le premier palier qui correspond à la consommation d’eau potable comprise en 0 et 20 m3 par trimestre. L’augmentation prend effet à partir du second palier pour un volume de consommation compris entre 21 et 40 m3. Cette année, cette augmentation s’élève à 75 millimes par m3, ce qui représente 0,075 millime par litre d’eau consommé. Prenons l’exemple d’un citoyen qui a consommé 40 m3 au cours d’un trimestre, sa facture va augmenter de 3 dinars 570 millimes, toutes taxes comprises. Ce qui est dérisoire. Pour les consommateurs situés dans le palier compris entre 41-70 m3, le m3 va augmenter de 110 millimes. Une personne qui a consommé 70 m3 va voir, cette année, sa facture augmenter de 9 dinars 163 millimes.

Pour les abonnés situés dans le quatrième palier, et dont la consommation d’eau varie de 71 à 100 m3, le tarif de l’eau va augmenter de 180 millimes le m3. Quant à ceux dont leur consommation est supérieure à 100 m3, la facture va augmenter de 18 dinars et plus par trimestre. Ce sont des augmentations qui ne permettent aucunement de couvrir les charges d’exploitation de la Sonede qui reste déficitaire. Même si elle a augmenté le prix de vente de l’eau, les revenus générés sont insuffisants et ne lui permettent pas de renouveler les canalisations et de rénover le réseau….Les pertes vont se poursuivre, ce qui ne règle pas le problème.

A partir de quelle augmentation du tarif de consommation de l’eau potable, la Sonede peut-elle générer suffisamment de revenus pour rénover son réseau et réduire les pertes d’eau ?

Il faut procéder à un calcul économique pour déterminer le coût exact de l’augmentation du prix de vente de l’eau qui permettrait à la Sonede de réduire son déficit et de réhabiliter son réseau. Pour l’heure, l’augmentation actuelle permet juste de résorber partiellement le déficit. L’augmentation la plus élevée qui concerne le dernier palier, correspondant à une consommation de l’eau potable supérieure à 150 m3, s’élève à 320 millimes par m3. Elle reste inférieure au déficit de la Sonede estimé à 380 millimes par m3.

Par conséquent, ces augmentations graduelles effectuées par la Sonede permettent juste de résorber le déficit entre le prix de revient et le prix de vente. Quant aux revenus qui découlent du prix de vente de l’eau potable, ils ne lui permettent pas d’engager les travaux nécessaires pour assurer le maintien, la maintenance, la réhabilitation et le renouvellement des canalisations au niveau du réseau pour réduire les pertes d’eau potable.

Que pensez-vous de la circulaire du gouvernement du 6 mars 2024 qui incite à l’économie d’eau dans les établissements publics ?

La circulaire impose un point important qui est d’inclure la question de la consommation de l’eau en tant que point permanent dans l’ordre du jour des différents conseils d’administration, ainsi que des conseils d’entreprises et des établissements publics et des instances publiques, à l’instar de la consommation d’énergie. Mais, nous déplorons que la présidence du gouvernement n’évoque pas de plan d’urgence d’économie d’eau national mais demande aux institutions publiques d’élaborer leurs plans spécifiques dans les plus brefs délais. Or, il existe un décret 2002-335 du 14 février 2002 relatif à l’audit obligatoire des systèmes d’eau chez les gros consommateurs qu’il aurait fallu actionner d’urgence en débloquant les moyens financiers pour cela. Comment ces ministères, institutions publiques dont certaines ne s’acquittent même pas de leur facture en eau pourront mettre en place des équipements d’économie d’eau ? Pourquoi n’avoir pas intégré les autres institutions privées? Qu’en est-il, par ailleurs, du secteur agricole qui consomme 75% des ressources et dont les pertes dans les réseaux dépassent 50% ? Pire encore, la circulaire propose de creuser des puits pour raccorder les toilettes….

Quels sont les avantages et les failles du nouveau projet du code des eaux qui a été récemment examiné au cours d’un CMR ?

La publication sur le site de la présidence du gouvernement reste sommaire et ne permet pas de saisir les différentes réformes de taille nécessaires. Par contre, en me référant à la version envoyée à la présidence du gouvernement fin janvier 2023 et suite à la finalisation de l’étude Eau 2050, il y a lieu d’alerter sur les points suivants. Le projet du nouveau code de l’eau a été initié depuis 2008 et il est déplorable qu’en 2024 le texte n’a pas encore reçu l’accord ou le consensus de tous. Ceci témoigne d’une crise de gouvernance de taille.

En effet, le code de l’eau est l’outil juridique le plus important, mais à lui seul il ne permet en aucun cas de régler tous les problèmes de l’eau. De plus, les réformes importantes doivent être prises en compte par le code comme la création de l’instance de régulation qui devra être indépendante du ministère en charge de l’eau, l’Agence de protection et de gestion du domaine public hydraulique dont la définition s’est élargie en considérant les fonctions sociales et environnementales de ce domaine. La couverture nationale de l’eau potable par la Sonede et de l’assainissement par l’Onas n’est pas encore tranchée, ainsi que la continuité ou pas des GDA. Il en est de même pour l’intervention du secteur privé dans la production de l’eau non conventionnelle, etc. ainsi que le rassemblement de tous les types d’eau sous une même institution : eau potable, eau en bouteille, eau thermale, eau d’irrigation, eau usée traitée, etc. Toutes ces réformes ne sont pas encore validées par tous. Le code de l’eau doit être promulgué rapidement, car il restera à élaborer les textes d’application, ce qui retardera la mise en application du nouveau code.

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